mercredi 12 mai 2010

Chemise blanche : un vêtement professionnel pour réfléchir à un métier (Isabelle Roussel-Gillet & Bénédicte Van Tichelen)













Retour sur une expérience pédagogique menée avec les étudiants en première année de licence en université dans le cadre d’un atelier « Identités et arts plastiques » conduit par Bénédicte Van Tichelen[1] et Isabelle Roussel-Gillet, en 2009-2010. Le cours est ainsi présenté dans le programme lorsqu’il est créé en 2009 :

Identités et expression artistique : approche pratique par l’expression artistique de son identité personnelle et de son devenir professionnel. Ce cours utilise des techniques artistiques (arts plastiques, voix et images) afin de contribuer au développement personnel mais aussi de mettre en relation l'expression artistique et le contexte professionnel. Les stimulations viendront de la vidéo, de la peinture et de l’art contemporains.

Objectif final : exposition d’arts plastiques sur le thème de la distribution textile.

Une consigne

Les étudiants se destinant à des métiers de la finance, de la banque et de la comptabilité (Licence de gestion de la FFBC – Lille 2) ou à des métiers de la distribution, du marketing et du management (IMD de Roubaix) ont créé des vêtements avatars. Pour travailler sur leur projet professionnel, il leur fut proposé de s’approprier une chemise blanche, une chemise identique pour chacun, fournie par l’institution. Une chemise blanche substituée à la page blanche. Blanche comme un uniforme, surface idéale de projection, symbole du cadre, cette chemise peut devenir un habit de mémoire, l’expression d’un métier désiré ou fantasmé. Dans cette appropriation, les étudiants interrogent les difficultés d’un métier et les solutions possibles, les représentations et leurs projections. Chaque vêtement doit donc proposer une difficulté liée à un métier et l’expression de sa solution.

Certains choisirent d’imaginer leur futur métier, d’autres de rêver à un métier qu’ils n’exerceraient pas. Ils se mirent à peindre, couper, d’autres à coudre, à tordre… pour dire et nous dire comment ils pensent la société du travail.

L’objectif pédagogique est de mûrir leur projet professionnel, de les aider à se projeter, à anticiper pour bâtir un parcours de sens dans leurs choix de lieu de stages. Il ne s’agit en aucun cas d’un bilan de compétences, mais plutôt d’un laboratoire de questionnements. Le résultat attendu est un travail plastique individuel pour une exposition collective baptisée « Made in ? ».

Si l’expression made in cousue à l’intérieur du vêtement signale un pays de fabrication, le projet artistique collectif impose à chacun de refabriquer un autre vêtement made by myself et de se poser une question qui implique la personne : Le format XXL du vêtement demandant des épaules larges : faut-il l’ajuster ? À quel corps ? Que faire avec ce vêtement neuf, jamais porté, sans vécu, privé d’anecdote, de parfum, de trace ? Quel métier vais-je interroger ? Pourquoi ? Existe-t-il un état de vêtement qui serait plus « professionnel » ?

En pratique

Regardons les productions : les étudiants se saisirent d’une chemise, se l’appropriant par une couleur (dorée, bleue ou rouge), par un geste de lacération ou un geste de couture. Une tendance fut d’accessoiriser la chemise par un attribut signifiant une activité : le stylo pour l’étudiant, le scalpel pour le chirurgien, le billet pour l’inspecteur des impôts. Une autre tendance s’est écartée de l’illustration en optant pour la transformation en objet manifeste. Ainsi d’une chemise code barre ou d’une chemise packaging. Dans ce dernier cas, l’étudiante détourne la chemise souple en une boîte. Elle est la seule à ne pas déployer la chemise ou à jouer de l’informe. Elle la rigidifie en la tendant sur une boîte à chaussure. La boîte devient un packaging divisé en deux : d’un côté les produits naturels nécessaires à l’élaboration du café, de l’autre le verrouillage sur une publicité mensongère usuelle. La boîte propose un « marc-éthique » pour une communication moins mensongère, comme l’indique le titre du cartel.

En ce qui concerne le choix du métier, certains ont choisi leur futur métier, comme cet étudiant voulant devenir manager d’une concession automobile.

Le titre du cartel « Blanc de travail et col bleu » inverse les expressions liées aux vêtements de travail et joue d’un chiasme, d’une symétrie inversée. La moitié de la chemise est cousue à une moitié de bleu de travail. Ce dernier provient d’un atelier, il appartenait à un ouvrier et est donc usagé et taché à la différence de la chemise neuve. Le texte du cartel explique le désir d’établir une synergie en rompant la séparation entre la force de vente et l’atelier mécanique que conforte la séparation spatiale : « La réussite d’une concession automobile pour affronter la surenchère de compétitivité passe par la collaboration entre l’atelier et l’équipe de vente ». La photographie du travail final peut venir étayer un dossier de Curriculum vitae. Une future acheteuse textile pense à la nécessité d’éviter les produits fabriqués par des enfants et choisit d’épingler cette violence faite aux « petites mains ». Une future inspectrice des impôts s’interroge sur le blanchiment d’argent. En phagocytant un commercial par une ceinture sur laquelle on peut lire trois mots - pression, résultat, compétition - un travail interroge la pression des objectifs. Le torse est gonflé, se boursoufle, grossit.

D’autres métiers ne correspondent pas au projet professionnel mais au désir de penser le vêtement : la styliste (le vêtement à l’atelier), la meneuse de revue (le vêtement de scène), le rocker (le vêtement mythique)…

Des stimulations

Le détour par le corps permet d’aborder de façon non frontale le corps au travail en quelques images : le vestiaire des bleus de travail (la sécurité), le dos voûté de l’ouvrier sur sa machine (Ressources humaines, Laurent Cantet), la chemise blanche de La vague et sa symbolique (le port d’un uniforme dans « la dynamique de groupe », la valeur corporative du vêtement), les secondes peaux de Zhang Huan comme manifeste, les installations de Kaarina Kaikkonen (travail sur le blanc du linceul et sur le vêtement masculin du père), le vécu des vêtements usagés chez Boltanski (la dépouille, le vêtement-vanité). La méditation sur la mort, en référence à l’holocauste, ne s’éloigne pas d’une réflexion sur le corps. Boltanski (avril 1994 La semaine sainte, St-Eustache) écrit :

« Chacun était invité à prendre un manteau et à le mettre dans une voiture qui partait en Bosnie, où la guerre faisait rage ».

Les étudiants devaient répondre d’une invitation à s’emparer d’un vêtement pour prendre position sur une problématique de leur choix sur le monde du travail. Une « petite histoire » humaine à l’échelle d’un corps dans l’Histoire du travail. Un travail s’est centré sur la chemise militaire, en y incrustant sa réduction, soit une chemise de petit garçon, d’enfant qui joue au soldat.

À ces images s’ajoutent la tenue d’un journal de bord, des pratiques de collage de mood board, de fabrication d’un objet qui exprime une dynamique identitaire (avec la contrainte de l’utilisation d’attaches parisiennes), d’écriture (jeux de mots et autres pour travailler les cartels) et la visite d’une exposition d’art contemporain (Anne Marie Vin).

Blanche ?

Que signifie la tentation de célébrer cette blancheur (celle du col blanc), de passer par d’autres corps de référence, des corps souvenus ? Le vêtement, on le sait, recouvre toujours le fantasme de changer de peau.

Taille ?

La contrainte imposée se doublait du choix d’un format de l’excès, celui du XXL, métaphore de ce travail qui demande des épaules larges dans l’esprit d’étudiants qui construisent leur identité professionnelle. Nous nous doutions bien que le choix de ce matériau interrogerait les étudiantes, en les confrontant à un vêtement que la taille ne rendait pas mixte. Quelques unes allaient-elles penser cet écart ? Comment traduiraient-elles une pensée de l’écart ou comment la résorberaient-elles ? Un travail transforma la chemise en corset de meneuse de revue, un autre en robe de haute couture. Une robe qui occupa l’espace par sa taille sur mannequin, son socle, son amplitude et son ombre portée.

Chemise ?

Chemise masculine de jour et chemise féminine de nuit.

Chacun devait donc a priori se frotter à un écart, à une mise à distance avec ce vêtement qu’il ne s’agissait pas de passer ou de mettre mais d’installer.

Chacun ne l’ayant pas choisi.

Chacun problématisant son rapport à l’uniforme, à la norme auquel résiste l’individualité. Devenir « cadre ».

Chacun le sachant jamais porté, privé d’anecdote, de trace, de parfum. Un vêtement sans vécu loin des pratiques de Boltanski, que nous leur avions présentées.

Une autre chemise en carton, tenue sous le bras, signale la maîtrise d’un dossier.

Chemise : emploi métonymique de formations paramilitaires, exemple : chemises brunes.

« Changer d’avis comme de chemise », « Être comme cul et chemise »…

Made ?

L’article du dictionnaire « to make » leur fût distribué pour un chemin du Made in China au Ready-made de Duchamp.

Un travail collaboratif

D’autres aspects ont été travaillés et discutés avec les étudiants : leur comportement collaboratif dans la démarche (partage de matériaux avec un camarade), leur capacité à déléguer (en tant que futurs managers), à s’y autoriser, à aller chercher les compétences. Des besoins sont apparus comme celui d’une meilleure connaissance d’un métier envisagé. Mais l’accent a été mis sur les questions éthiques à se poser, les processus décisionnels en perspective et non les compétences individuelles. Au moment d’exposer, les étudiants furent guidés dans l’accrochage à une prise d’espace, soit à une prise de place. Comment accorder les travaux les uns aux autres, rythmer l’accrochage, harmoniser les cartels sur un même modèle de présentation, choisir un texte de présentation globale ?

Dans cette expérience, chacun est confronté à l’élaboration de soi comme sujet, comme auteur. La contrainte posée par la consigne a permis de travailler dans un cadre précis sécurisant. Travailler sur du tissu c’est se confronter à des matières, des formes et des couleurs, expérimenter des gestes. Le détour par la production plastique dédramatise l’anxiété de se projeter dans un avenir professionnel en déplaçant un instant la difficulté sur le savoir faire manuel. La liberté donnée de ne pas savoir le métier qu’on veut faire et d’en choisir un pour des motivations politiques ou autres met en confiance ces étudiants de première année dont le parcours est encore très ouvert.

Isabelle Roussel-Gillet

3 mai 2010


[1] Bénédicte Van Tichelen est professeur d’arts plastiques et peintre. Isabelle Roussel-Gillet est maître de conférences et commissaire d’exposition. Elles collaborent pour la première fois et ont conçu cet atelier pour des étudiants hors parcours artistique. Les expositions se sont tenues au SCD de La faculté de droit de Lille et à l’IMD de Roubaix en mai 2010. Nos remerciements à Elise Anicot, Maud Herbert, Isabelle Colin-Lachau, Ingrid Delerue, Halima Koudri et aux étudiants de l’atelier. Chaque étudiant a assumé son travail par le cartel indiquant ses prénom et nom. Crédits photographiques : B. Van Tichelen.